Imazighen des Iles Canaries, défis et réalités

Imazighen des Iles Canaries, défis et réalités

D’autres imazighen, dont la lutte est très peu médiatisée, ont subi, pas l’islamisation et l’arabisation forcées, mais l’hispanisation et la christianisation. Il s’agit des Guanches des Iles Canaries. Inekaren ( Les Révoltés ou Los Alzados en espagnol qui tire son nom des Guanches qui résistèrent à la conquête chrétiano-espagnole en se réfugiant dans les montagnes et attaquaient leurs assaillants) est une organisation très active sur le terrain en sensibilisant et luttant pour l’indépendance des Iles Canaries qui, pour rappel, sont proclamées espagnoles. Inekaren nous rappelle avec insistance d’autres peuples de la terre amazigh qui, pour résister à l’acculturation et aux invasions, se réfugièrent dans les montagnes tels : les Chawis et les Kabyles.
Jorge Sánchez, porte parole d’Inekaren, nous parle, dans cette interview, de cette organisation mais aussi de plusieurs sujets concernant la lutte amazighe.  
Imprésionnants constats et similitudes nous seront offerts tout au long de cet entretien.

En premier lieu, qui sont Inekaren et quels sont leurs objectifs et programme ?

Jorge Sánchez : Inekaren se définit comme une organisation révolutionnaire et ceci implique que nous défendons une révolution nationale, dans ce cas, l’indépendance des Iles Canaries mais aussi une révolution sociale, qui veut dire, la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière. Ainsi, opter pour une indépendance sans socialisme serait comme implanter un modèle néo-colonial avec la même classe dirigeante, comme durant l’époque coloniale et ceci est quelque chose que l’Amérique du sud et l’Afrique connaissent très bien. Donc, il est impératif de corriger les erreurs du passé.
Pour atteindre cet objectif, nous nous concentrons dans notre programme sur deux principaux champs de travail : créer un pouvoir populaire, ce qui signifie créer un peuple participatif impliqué dans la prise de décisions au niveau de son quartier, village...Ce serait donc une démocratie participative et, d’autre part, s’occuper de la formation et de l’éducation du peuple comme une avant-garde révolutionnaire ;  promouvoir les études, la lecture et le savoir pour pouvoir établir une avant-garde intellectuelle.

Que signifie le mot Inekaren dans votre langue puisqu’en Tamazight ça signifie: Les Révoltés ou les Rebelles ?

Effectivement, Inekaren est le pluriel masculin du singulier : Nkar, qui signifie en Tamazight : celui qui se lève au sens propre et qui est populairement connu aux Canaries comme Révolté. Aux Iles Canaries, nous avons un nom commun pour garçons qui est : Ancor et qui provient de cette origine. Los Alzados (les Révoltés) étaient les Guanches qui ont rejeté la religion chrétienne et ont refusé d’intégrer la société européenne, se réfugiant dans les montagnes des Iles attaquant les espagnoles et se dédiant au pâturage.

Quels sont les moyens que vous utilisez ?

Nos moyens sont de toujours avoir le meilleur contact avec le peuple et aussi la meilleure formation. Nous organisons des concerts, des conférences à l’université, des actes politiques et culturels, des manifestations, des projections...

Parlez-nous de la culture Guanche, passé et présent...

La culture Guanche, ou bien des Canariens anciens, est prouvée et démontrée étant d’origine amazigh. Les Iles furent peuplées par différentes tribus dans au moins deux vagues principales. Une aux environ de 500 av. J-C et la deuxième aux environ de 500 apr. J-C. Il y a d’ailleurs une sorte de références entre l’ile de Gomera et la tribu Ghomara du Rif marocain et aussi entre l’ile du Grand Canari et la tribu Canari du lac Chad (Niger) installée aussi dans l’oasis de Tafilelt, même s’il est à noter que les tribus actuelles du continent n’étaient pas toujours là où elles sont aujourd’hui.

Durant 2000 ans, les Guanches vécurent un modèle économique basé sur le pâturage, l’agriculture et, à un degré moins, la pêche avec un modèle social fortement hiérarchisé. Entre le 14eme et le 15eme siècle, les Iles furent conquises dans leur totalité, dire que cela a pris 100 ans. C’était une culture qui n’utilisait pas encore le métal, ainsi les habitants se défendaient avec des armes en bois et en pierre contre l’armée espagnole, qui était la plus expérimentée de l’époque, lui infligeant des pertes considérables. A la fin de la conquête s’établit, officiellement, une nouvelle société, c’est dès lors que la culture Guanche fut discriminée et la christianisation et l’exclusion sociale ont favorisé l’abandon de la langue, des croyances et des coutumes. Malgré tout et après une compagne intense d’hispanisation pendant le régime de Franco,  nous, Canariens, continuons à conserver des traits culturels et aussi de la langue. Et ceci est notable quand on considère la toponymie des Iles ou bien les traditions comme : le saut du berger, le sifflet, le jeu du bâton, les anciennes traditions musicales tel El Tajarast, aussi notre gastronomie, les syncrétismes religieux ou bien les fêtes.       
La pression sociale, après la conquête par l’église et les institutions militaro-civiles, fut très forte et puisque nous sommes Iliens, sur une marge de deux ou trois générations, nous avons perdu notre langue. Néanmoins, il est nécessaire de signaler que jusqu’au 18eme siècle il y avait des familles qui le parlaient d’une manière directe et quotidienne. Il suffit d’aller visiter une carte des Iles pour voir les noms des villages, des motagnes et des ravins :   Tegueste, Teide, Tacoronte, Agache, Arona, Arafo, Tejeda, Taguluche, Tafira, Galdar, Telde, Güimar, Anaga, Hermigua, Asofa, Taburiente, Yaiza, Jandía…

Quelle est la position du gouvernement espagnol quant à votre lutte pour l’indépendance ?

L’Espagne, comme métropole, étant donné que nous ne présentons aucune menace imminente, mais potentielle, nous assigne une surveillance policière régulière. Politiquement l’indépendantisme au sein de l’état espagnol est un sujet tabou, un sujet polémique susceptible de lever le côté révolutionnaire d’un segment de la société espagnole. Aux Canaries, c’est la même chose, les partis politiques considèrent que l’indépendance est irréalisable, impossible, considérant les habitants comme des ‘’impuissants, incapables et des assistés de l’Espagne...’’alors qu’en vérité l’ouvrier canarien est le mal payé de l’état alors que c’est lui qui a la journée ouvrière la plus longue. Nos réalisations sont le fruit de notre travail, mais la population a accepté ce discours que ‘’l’Espagne assiste les Canaries et que si nous aurons notre indépendance, nous mourrions de faim’’. L’état espagnol a aussi inculqué, surtout après avoir perdu le Sahara Occidental, que si les Canaries se libèrent ils seraient immédiatement envahies par le Maroc et ceci n’est que pour générer de la peur contre l’idée de l’indépendance. Et ce phénomène est communément dénommé ‘’Morofobia’’(La phobie du Maure) qui est un rejet de la population Nord-Africaine, produit, ce phénomène, par la présence coloniale espagnole en Afrique du Nord.

Que pensez-vous du mouvement amazigh en Algérie et ultimement en Tunisie et Lybie ?

La situation en Algérie est sommairement compliquée et sachant que l’Algérie est dans la sphère de la France il existe un grand silence médiatique sur ce qui se passe comme la répression subie. La Kabylie a, de tout temps, été l’avant-garde de la lutte amazigh. Les Kabyles et les Touaregs sont les communautés les plus significatives de l’état algérien, mais il serait intéressant d’étendre le mouvement à d’autres communautés comme les Chawis, qui parait-il sont entrain de bouger aussi, les Chenwis, les Mzabis, les Gourara.
Ce qui s’était passé en Tunisie et en Egypte ? Oui, les gens sont sorties à la rue, le peuple embrigadé et souffrant a expulsé ses dictateurs. Mais reste à savoir si ce mouvement était articulé sur des objectifs précis ou pas? A-t-il des objectifs politiques ? A-t-il conquis le pouvoir pour défendre ses intérêts comme travailleurs ? Malheureusement, non. Le pouvoir en Tunisie comme en Egypte fut occupé par des émissaires des forces occidentales pour leurs intérêts économiques. C’est possible que le mouvement amazigh tient plus d’espace pour travailler et progresser maintenant et il faut en tirer des avantages, mais il doit se doter d’un programme et d’objectifs, sinon, comme nous était passé et passe encore aux Canaries, nous n’agirons qu’à l’aveuglette.
En Lybie, la situation avec les amazighs était très délicate et Inekaren leur a envoyé un communiqué expliquant notre position. Ce qui s’est passé est une agression impérialiste à part entière et en général c’est ce qui était prévu dans toute l’Afrique du Nord vu que l’Amérique du Sud a cessé d’être sous la sphère occidentale. Nous connaissons mal la situation du mouvement amazigh dans l’actuelle Lybie, mais ce que nous avons dit sur cette question à propose de la Tunisie s’applique sur la Lybie.

Avez-vous des contacts ou des collaborations avec ces mouvements ?

Actuellement nous n’avons de relations formelles avec aucune association amazigh et notre intention est de participer, dans un futur proche, au Congrès Mondial Amazigh.

Comment peut Tamazgha se libérer une bonne fois pour toute du joug des pouvoirs centraux à tendance arabo-islamique ?

Le mouvement amazigh au niveau mondial se réduit à un mouvement culturel pas politique même s’il essaye de se recréer en partis politiques au Maroc et en Algérie le cas du MAK. Notre organisation se solidarise avec le peuple amazigh, puisque nous en faisons partie, mais nous voyons que la solution ne réside pas seulement dans une somme de revendications ou de demandes des espaces de développement culturel. La population amazigh, après le départ officiel des puissances européennes de l’Afrique du Nord,  reste encore une population colonisée et c’est justement la nature du colonialisme qui est à essence politico-économique et, de ce point de vue, le problème amazigh est un problème politique qui doit se régler politiquement. C’est-à-dire, il ne suffit pas de chercher à promouvoir la culture au sein des états actuels, mais il est aussi important d’élaborer un programme révolutionnaire pour conquérir le pouvoir politique pour que le peuple amazigh sois souverain.

Aux Canaries, nous vécûmes des étapes similaires, le Canarien était sauvagement dénigré et considéré comme inculte, brutal, paysan...par des Espagnols et d’autres Canariens aussi. L’indépendantisme canarien a travaillé durant des décades pour conserver et fortifier notre culture et au fil des années d’importantes avancées furent réalisées. Il est à signaler que toute une génération de la classe ouvrière baptisait leurs fils avec des noms Guanches. Ils eurent un mérite, mais en fin de compte, la classe gouvernante, la bourgeoisie coloniale, a accepté ces changements socio-culturels et les a parrainés puisque la culture n’était pas considérée comme une menace au pouvoir. Tout ce travail culturel, que l’indépendantisme Canarien a réalisé, a servi finalement pour lui donner des voix aux élections et pour placer au sein du gouvernement Canarien un secteur de la bourgeoisie Canarienne qui se proclame nationaliste. L’Histoire nous montre qu’ils n’étaient que des intermédiaires du pouvoir espagnol.

C’est pourquoi, il est important de promouvoir notre culture, mais il nous est aussi exigence d’avoir un programme politique pour avoir la souveraineté du peuple amazigh et ceci via les classes défavorisées, les ouvriers, les artisans, les commerçants, les agriculteurs, les pêcheurs, les pasteurs...sans ça, peu importe qui domine, européens ou arabes, ils finiront par accepter ces revendications puisque leur objectif est de rester au pouvoir. L’exemple le plus clair qu’on peut citer est celui du Maroc où le roi a fini par accepter la culture amazigh et cela est dû à l’énorme croissance du mouvement et c’est le gouvernement lui-même qui promeut la culture amazigh à travers l’IRCAM et à travers aussi des chaines de télévision publiques. Mais dans quelle mesure est-ce une avancée puisque nous sommes toujours sous le régne du roi du Maroc ou de Bouteflika ? Serait-il un changement de vrai si eux restent au pouvoir ? Serions-nous contents quand Mohamed 6 ou Bouteflika parleraient en Tamazight à la télévision ?    

Comment voyez-vous le futur des peuples Amazighs ?

C’est très compliqué, en réalité. L’Afrique est la prochaine scène de guerre de l’impérialisme. L’Europe, les USA et la Chine sont en grande concurrence sur cette scène. L’agression sur la Lybie est une réalité de cette volonté impérialiste pour exploiter les ressources énergétiques de l’Afrique et tout au long de cette année la présence occidentale a atteint son apogée en Afrique du Nord, depuis le Maroc jusqu’en Egypte. Aux Canaries non-plus on n’échappe pas, quoique l’Espagne est dans l’orbite occidentale, aux plans des Nord-Américains comme : faire des Canaries une plate forme économique et militaire pour la domination de l’Afrique. En fin de compte ce conflit est le produit du modèle capitaliste que nécessite de croitre de manière continuelle. Le problème est que les ressources naturelles n’augmentent pas donc cela oblige ces puissances à coloniser et exploiter d’autres pays.  
Pour sortir de cette situation et pour conclure ce que nous venons de dire en haut, il est important que les organisations amazigh travaillent, pas seulement à l’échelle culturelle, mais aussi à celle politique. Et dans leurs programmes, il est impératif qu’elles combattent le capitalisme puisque c’est ce même modèle qui a dérivé vers l’impérialisme depuis le XVeme siècle. Et ainsi dire il est le coupable des colonisations qui ont soumis différents peuples de la terre, les amazigh inclus puisqu’ils résistèrent aux grecques, aux phéniciens, romains, arabes, européens et américains. Les colonisations des 5 derniers siècles furent à cause du capitalisme qui, comme tout impérialisme, cherche à exploiter la main-d’oeuvre ou la classe ouvrière cependant le programme de libération des amazigh doit défendre la classe ouvrière sinon, nous ne serons jamais libres.
L’indépendance est un pas premier pour que le peuple travailleur exerce sa souveraineté et il serait juste que chaque communauté amazigh forme son propre état souverain et populaire. Si la-dite indépendance n’est pas populaire, c’est-à-dire, le pouvoir ne serait pas conquis par la classe ouvrière et pour les intérêts de celle-ci, alors ce même état sera une colonie des puissances occidentales. A bien considérer l’Histoire nous apprenons beaucoup.
Finalement, reste à penser qu’en un Afrique du Nord libre et amazigh, toutes nos communautés que nous formons, nous nous unirons : politiquement, socialement et économiquement et ce toujours dans le respect mutuel de la souveraineté.
Ai-je oublié de mentionner quelque chose?
Pour mieux comprendre toutes ça, nous recommandons à tous les amazigh qu’ils lisent et s’introduisent à l’oeuvre de Frantz Fanon. Il est irrémédiable de lire : ‘’Les Damnés de la Terre’’ que nous citons ci-après pour conclure cet entretien :

‘’Le militant ronge son frein. C'est alors qu'on se rend compte de la justesse des positions prises par certains militants pendant la lutte de libération. De fait, au moment du combat, plusieurs militants avaient demandé aux organismes dirigeants d'élaborer une doctrine, de préciser des objectifs, de proposer un programme. Mais, sous prétexte de sauvegarder l'unité nationale, les dirigeants avaient catégoriquement refusé d'aborder cette tâche. La doctrine, répétait-on, c'est l'union nationale contre le colonialisme. Et l'on allait, armé d'un slogan impétueux érigé en doctrine, toute l'activité idéologique se bornant à une suite de variantes sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, sur le vent de l'histoire qui irréversiblement emportera le colonialisme. Lorsque les militants demandaient que le vent de l'histoire, soit un peu mieux analysé, les dirigeants leur opposaient l'espoir, la décolonisation nécessaire et inévitable, etc...’’ Frantz Fanon

Nos salutations et remerciement à votre site Amazigh24.com et au compagnon Noufel Bouzeboudja pour son intérêt envers Inekaren et l’opportunité qu’il nous donne pour que d’autres imazighen nous connaissent. Nous le félicitons aussi pour sa lutte dans le champ des lettres.

Ar-tufat !

Entretien réalisé et traduit de l’Espagnol par Noufel Bouzeboudja

Rédaction Amazigh 24
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