L’Algérie : État de droit ou réalisme démocratique

Drapeau amazigh @Azazga Tamurt Taqbaylit KB ⵣ

Etat civil et non militaire
Souveraineté du peuple sur les richesses nationales
Indépendance de la justice
Liberté de la presse et d’opinion
Les libertés individuelles et collectives
Egalité citoyenne
Métissage culturel
L’alternance dans la gestion de la gouvernance

L’ensemble de ces revendications participent au rejet d’une dictature militaire installée au sommet de l’Etat algérien, depuis l’indépendance nationale en 1962. A écouter un certain nombre d’interlocuteurs et non pas l’engagement populaire déployé dans les rues des villes et communes algériennes depuis le 16 février 2019, qui est en soit légitime et fraternel, la résolution de la question de « l’avenir politique » qui se manifeste dans l’esprit de ces premiers arrive à échéance au début d’un second épisode (apparu après la reconfiguration de la présidence par la figure de Tebboune), où un désaccord entre imposteurs et révolutionnaires encense un débat forcément intéressant. Les imposteurs épousent les revendications du peuple et considèrent que la résistance populaire doit pousser la nouvelle oligarchie et la nouvelle direction militaire à céder à un compromis permettant une transition vers un Etat de droit. Il serait, en ce moment-là, possible de débattre du contenu démocratique et de mettre en place une structure pouvant ratifier un accord bilatéral légiférant sur une nouvelle constitution et une élection libre permettant au peuple de choisir son président et ses représentants. Les révolutionnaires quant à eux se soucient de la dynamique révolutionnaire. Ils veulent du réalisme démocratique, une auto organisation permettant au peuple de se réaliser dans les faits de leurs propres expériences sociales. Ils veulent débattre sur des préalables démocratiques permettant aux masses d’accroitre leurs consciences sur la prise en main de leur destin commun : imposer un ordre transitionnel et constituant.

Comment pourrions regarder cet état de fait ?


Tous les militants sans exception appartiennent à des collectifs dont le rôle est d’animer les rassemblements avec ou en faveur des manifestants. Leur visibilité dans les agoras et les réseaux sociaux nous permet de nous rendre compte des éléments sur lesquels les discours menés contre le pouvoir rattrapent, certes, les revendications populaires, mais ressourcent différemment la dynamique révolutionnaire.
L’unité du peuple à travers le slogan « Khawa Khawa » est instruite par deux notions politiques chères aux conceptions d’« Etat Nation » (Rubén Torres Martínez, 2017, pp.419-429.) et son contraire le « réalisme démocratique » lequel par les implications de la praxis restitue à la politique sa matérialité (Fabio Bruschi, 2020). Dans le cadre de ces deux conceptions, l’évaluation de la situation politique en Algérie n’est pas la même. Et tant que le besoin est de trouver une perspective politique à l’engagement du peuple dans sa lutte contre le système, les promoteurs de l’égalité citoyenne dans un nouvel Etat Nation se heurtent au Réalisme démocratique des militants révolutionnaires. Il y a lieu, en effet, de clarifier le contenu politique et la méthode du combat révolutionnaire. Partant de la revendication principale qui est l’indépendance de la justice, nous remarquerons que les uns et les autres dénoncent une justice aux ordres, mais est ce que la séparation des pouvoirs politique et judiciaire suffit pour éradiquer la corruption, finir avec les abus de pouvoir ?

Dans le contexte révolutionnaire algérien, cette revendication participe d’un changement radical du système acclimaté par tous les manifestants. Dans ce cas de figure, c’est la nature de l’Etat (régime) qui doit être discuter en profondeur. L’« Etat civil et non militaire » que réclame le peuple nécessite bien des explications.
Alors que le pouvoir et ses relais se préparent à une réforme constitutionnelle (prévue pour le mois de novembre 2020) que le peuple rejette dorés et déjà, des militants révolutionnaires introduisent par leurs discours un réalisme démocratique mettant à nu les réticences des imposteurs.

Imposteurs sont ceux qui disent que le problème de la religion de l’Etat ne se pose pas en Algérie, puisque la majorité ou tous les algériens sont musulmans. Ils n’ont donc jamais remis en cause l’article II de la constitution, sous lequel les juges se réfèrent aux lois islamiques (charia) quand ils sont à court-d ‘arguments, sous lequel le code de la famille discrimine les femmes algériennes depuis 1984, sans lequel les partis islamistes n’auraient pas eu (ou auraient eu moins de chance) accès à la légalité. Ces personnages n’ayant pas manqué de faire des études supérieures, beaucoup plus qu’un, ont connaissance de la définition de l’Etat démocratique et la place qu’il devait réserver au citoyen. Mais renforcent par leur propos un Etat centralisé en surfant sur le concept de la nation, combien abstrait dans le cas d’une Algérie plurielle. Ces personnages, élevés contre une dictature militaire, n’ont jamais ou presque pas pris position pour la séparation de la religion de l’Etat, pour l’égalité homme/femme. Ils réclament justice sociale sans pour autant soutenir celle-ci par une démocratie sociale (Anne Marie Gingras, 2008, pp.2476), car à même de prendre une orientation libérale, cette dernière n’exclue pas la volonté du peuple d’entretenir « une souveraineté sur ses propres richesses ». Ces personnages résolvent la question des libertés par celles portées sur les individus et les collectifs. Mais ces libertés qui relèvent de la conscience, du culte, d’opinion et d’organisation, dans un Etat ayant des dispositions religieuses soutenues d’une façon permanente, et par la superstructure, et par l’infrastructure, risquent évidemment de basculer à tout moment vers une protothéocratie. Le danger a déjà effleuré la société algérienne durant les années 90, et au demeurant le constat reste le même. L’« Islam religion de l’Etat », comme loi fondamentale et constitutionnelle, participe de la volonté des systèmes juridique, scolaire et médiatique à soumettre le citoyen par un enseignement religieux dirigé. Une telle volonté institutionnelle devenant conséquente avec l’apport d’un islamisme transversal adapté par les confréries, les zaouiates et les mosquées dans les villes et campagnes.
En Algérie, la liberté de conscience ainsi que le droit de culte sont garanties par l’article 42 (révision constitutionnelle du 6 mars 2016), mais un croyant pratiquant a l’avantage d’être protégé par l’article II. Toutefois, si les extrémismes religieux sont disqualifiés du champ politique, leurs semblables qui prônent la révolution islamique de l’intérieur sont au sein de la coalition gouvernementale (MSP, Ennahdha, El Islah, FJD, El Binaa…).
Peut-on, alors, continuer à revendiquer un Etat de droit les yeux fermés, alors que les imposteurs ne rappellent sur aucune de ces positions politiques pour lesquelles nombreux et nombreuses ont payé de leurs temps et de leurs vies. Pour ces imposteurs, à part rejeter la dictature militaire et l’oligarchie qu’elle prédispose à sa guise, le pouvoir au peuple se revendique et se construit au nom de tous les algériens, sans distinctions de race, de religion et de sexe, mais sans le consolider par des expériences militantes passées : sans le printemps berbère 80, sans 88, sans 2001, sans le combat des femmes, sans celui des travailleurs depuis au moins 88 (bien même qu’ils réclament un pouvoir d’achat).

Si on parlait des détenus du drapeau Amazigh, peut-on les considérer comme des détenus d’opinion ? Non, ils se sont affirmés à tous les coins du pays comme Amazighs. C’est une affirmation identitaire dans un pays où l’amazighité était occultée des institutions nationales algériennes, ensuite arrêtée par la constitution dans une mesure symbolique sans accorder aux citoyens le droit de se donner en représentations sociales spécifiques : exercer leur souveraineté sur l’environnement agricole et écologique, faire expression de leurs croyances polythéistes, sortir les syncrétismes de l’hégémonie islamiste (voir par exemple la TV4 algérienne d’expression kabyle, qui dans une émission religieuse, exige que le rituel de la naissance en Kabylie soit remplacé par celui voulu par la religion : une islamisation expéditive programmée et servie en langue kabyle), fréquenter une école et une langue maternelle, sans la détourner de ses conventions sociale et anthropologique. Mais le droit d’opinion, sur lequel sont défendus(es) les détenus d’opinion, porte à croire qu’un maquillage se dresse sur la question berbère vue sous l’éclairage de son officialisation mitigée (symbolique) telle que Tebboune l’a annoncé lors de la dernière mascarade électorale : « la langue berbère est une constante nationale ». Les porteurs de drapeau amazigh ont pris conscience de l’identité berbère dans le tas des pratiques sociales, culturelles et cultuelles de leur propre environnement, sauf les militants partisans et les artistes qui eux comme partout en Afrique du nord, prennent part à l’émancipation politique de la question berbère, venant du fief Kabyle, depuis 80. Il est donc temps de reconnaitre que la république villageoise Kabyle au même titre que la Djemâa Chaoui n’est pas l’assemblée civile Mouzabith dotée du conseil ibadite, que les Touaregs ont une double assemblée de nomades guerriers et de sédentaires, et que les arabophones des chefferies religieuses (voir dans la plus-part des cas, des confréries musulmanes) (Masqueray, E, réedition 1984 ; G Hardy,1950, pp. 81-100 ; Dida Badi, 2015, pp. 87 – 104 ; Ahmed Guessoum, thèses, Paris 8, 2017.). Toutes les communautés que nous venons de citer, manifestent des éléments structurants du rapport aux transformations démocratiques du cadre citoyen et social en Algérie.

S’il s’agit de construire un destin commun, si on voudrait démasquer ceux qui ont pillé l’Algérie et confisqué le pouvoir, si on voudrait que tous les citoyens algériens aient chacun une place dans ce pays, il faut que chacun puisse faire valoir de ses propres moyens d’expression et de représentation sans subir les affres d’un « consensus » (Jacques Rancière, 2005) national parachevé au nom des intérêts suprêmes de la Nation sans que le « peuple » (Alain Badiou, Collectif (Auteur), 2013) s’y retrouve avec ses aspirations et sa diversité. Pour les défenseurs de la société algérienne métissée, celle-ci n’est que conséquence d’un brassage auquel on reconnait une condition historique. Le métissage s’aligne avec le consensus sur le principe de regarder dans la couleur la plus répandue. C’est au sein de cette évidence que les luttes pour l’intégration et contre les discriminations trouvent du sens (Patrick Simon, pp. 623 à 644). Ceux qui ont l’Etat-Nation dans l’esprit de leur combat auront tout le temps de réparer des injustices.

S’agit-il pour la révolution de réparer des injustices ou de faire rupture historique avec celles-ci ? Si elle venait à s’émanciper par le réalisme démocratique, non seulement mettrait fin à ces injustices, mais reconnaitrait toutes les représentations sociales avec leurs différences. En Amérique latine, cette éventualité, à l’instar de la Bolivie, a pris forme dans plusieurs pays sous le signe de l’« Etat plurinational » ( Laurent Lacroix, in Gros Christian & Dumoulin Kervran David, Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, Paris, 2011, pp. 135-146.).

La démocratie citoyenne s’exerce dans des assemblées souveraines, selon les pratiques sociales envisagées et les modes de représentations culturelles qui leurs donnent raison d’êtres. Ceux qui reconnaissent à la Kabylie sa compétitivité politique et souhaitent la faire répandre au reste de la société, cela a déjà été fait durant le mouvement national et après l’indépendance. Ce qui ne s’exporte pas c’est ce qui rend possible la pratique politique : c’est l’exercice de la démocratie directe ou participative au sein des républiques villageoises (Younes Adli, Tommes I et II). Et cela ne dure pas seulement depuis la création de l’Etoile Nord- Africaine, mais depuis au moins les quinquegentiens au début de notre ère (Gabriel Camps, 2012). Dans les espaces où les structures sont hiérarchisées et modérément islamisées, seule une révolution sociale leur permettrait de passer au mode d’autogestion ou d’atteindre une forme de représentation démocratique avec l’apport des collectivités locales. L’autogestion et l’autonomie des communautés autochtones ou traditionnelles, on les retrouve notamment aux Chiapas au Mexique. Celles-ci sont soutenues et démocratisées par la présence des Zapatistes, depuis 1994. Sachant que les Zapatistes mènent une lutte contre le néolibéralisme au Chiapas, mais aussi dans tout le Mexique et sont les précurseurs de l’alter-mondialisme. Chez les Kurdes au Rojava en Syrie, le même principe a été adopté sous la formule de « municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique » dès l’année 2014 (Jérôme Baschet, Paris, 2016 ; Paula Cossart, 2017/3 (N° 19), pp. 245 à 268). En Bolivie, la constitution qui a suivi l’élection de Morales en 2009 a reconnu l’ensemble des communautés pour leur cultures et langues, à considérer la communauté uru-chipaya dont le nombre environne 2000 à 3000 personnes. La chrétienté qui était religion de l’Etat jusque-là, a été supprimée et les droits de culte des païens sont nommément protégés. Il y a de facto une « séparation de la religion de l’Etat » ( Jean Jaurès, réédition 2015 ; Patrice Rolland, 2012, pp.17 à 25). La constitution de la Bolivie est l’un des rares textes fondamentaux où la littérature politique stipule explicitement et sans ambiguïté tous les droits et devoirs, contrairement à la constitution algérienne ou française où l’économie d’écriture incite souvent à un décodage juridique. En France en 1905, lors des débats sur la motion proposée par Aristide Briand à l’assemblée française, Maurice Allard s’est acharnement battu pour que les jours fériés religieux soient remplacés par les jours fériés laïcs (Film : "La Séparation", écrit par Bruno Fuligni, réalisé par François Hanss, 2014). En Bolivie ça a été le cas. Toutes ces sociétés que je viens de donner en exemple, sont antilibérales ou ont un contrat social (Serge Champeau, 2002/2, pp. 159 à 167 ).

Pour finir, les imposteurs car ils protègent l’islamisme (sous peine que la religion musulmane est une religion du peuple et de paix), mais visent l’oligarchie et les militaires, tout en réclamant la liberté d’expression et d’organisation, et dénonçant l’injustice et la pauvreté, ne sont ni une source de la lutte contre le néolibéralisme, ni initiateurs d’un contrat social.

Des assemblées citoyennes, par contre, sont à même de transformer la base sociale. L’émancipation citoyenne par la lutte pour la protection de l’environnement, la propriété collective et le savoir-faire écologique (voir l’exemple de plusieurs villages en Kabylie tels que Iguarssaffen, Tiferdoud, Zouvgua ou Barbacha et autres) permettront aussi le ralliement des travailleurs (la réussite de la grève générale en Kabylie durant la protestation nationale contre la dernière élection présidentielle du 12 décembre 2019, en est un exemple). Dans ce cas, toute autorisation, accordée par le pouvoir central à une entreprise ou une multinationale ne pourrait faire intrusion dans une territorialité sans l’approbation d’une assemblée citoyenne. Elle pourrait refuser aux belligérants d’implanter une industrie si elle jugeait que son environnement était exposé à des répercussions (voir l’exemple de l’exploitation de gaz de schiste dans le Sud, dont la loi qu’on allait voter au parlement a été gelée sous la pression des manifestations populaires, en janvier 2020, réclamant une transition démocratique et écologique).
Les étudiants détenus, lors des marches des mardis, n’ont pas été à l’instance de Karim Younes comme ce fut ceux de l’UGEL (syndicat pro islamiste). Ce sont eux qui susciteront le débat sur une université publique de qualité, qui éclaireront la révolution par la flamme non éteinte qu’a allumée Amzal Kamal. Les détenus d’opinion pour le drapeau berbère ne remplaceront pas les journalistes emprisonnés dans leur lutte pour la liberté d’expression et d’information telle que menée par Said Makbel et Djaout. Ils continueront de se poser la « question berbère » dont la résolution est loin d’obtenir tous les résultats. Le combat pour cette question à l’instar d’autres qui se manifestent dans le projet démocratique de la révolution mérite ses propres acteurs qui ne peuvent nier leur prédécesseur Bennaï Ouali et le combat du MCB. Les femmes détenues, pareillement, pour des chefs d’inculpations fallacieux, ne pourront traduire leur colère que par leur engagement dans la continuité du combat mené par Djahnine Nabila et ses camarades. Les antilibéraux soucieux de l’enjeu démocratique dans les réalisations sociales, sont les porteurs de l’idée de l’économie solidaire contre le néolibéralisme et les velléités d’un protectionnisme bureaucratique pouvant reconduire le capitalisme de l’Etat. Mais aussi celle d’une lutte syndicale, laquelle l’économiste algérien Aissat Idir a initié avec la création de l’UGTA en 1956.

Ce sont ces sensibilités exprimées dans les rangs des manifestations qui donnent (ou peuvent donner) un contenu politique à la révolution. Le vent de solidarité qui se manifeste dans la révolution contre une justice au ordre et une oligarchie au pouvoir soutenue et commanditée par l’intelligentsia paramilitaire, ne doit d’aucune façon se faire dans le dos des porteurs de ces sensibilités. La prévention fait partie de ces dernières. Dénoncer l’imposture à l’heure actuelle est le moment propice pour éviter que l’intelligence révolutionnaire soit mise au service d’un malentendu politique et historique. Matoub Lounes n’a-t-il pas chanté Aghouru, motivant le serment algérien Kassaman, pour fin de dénoncer l’imposture qui a gangréné le champ politique algérien.

Hargas Ahcene
Anthropologue
Université de Strasbourg

Ahcene Hargas
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