La Tunisie s’enlise dans la crise, sans capacité à répondre aux attentes de ses populations
Après la crise politique de 2020/2021 et la dissolution du parlement tunisien en 2021 par le nouveau président, une nouvelle «assemblée des représentants du peuple» a été élue en janvier 2023, avec un très faible taux de participation des électeurs (11%)[1].
Dans ce nouveau Parlement, on ne compte aucun représentant autochtone.
En décembre 2023, la Tunisie a organisé les élections des conseils locaux qui devront ensuite élire des «conseils régionaux» qui désigneront à leur tour des «conseils de districts». Ces derniers formeront le «Conseil suprême des régions et districts», qui sera la deuxième chambre du Parlement, prévue par la Constitution de 2022. Le taux de participation à cette élection a été inférieur à 12%[2].
Il n’est pas prévu de représentation des autochtones dans cette assemblée des territoires du pays.
En crise générale aigue (institutionnelle, politique, économique et sociale) depuis la «révolution» de 2011, la Tunisie reste dans l’incapacité d’écouter et de répondre aux aspirations des populations tunisiennes et encore moins à celles des communauté autochtones.
Le Président tunisien tient des propos racistes et réaffirme l’identité arabo-islamique exclusive de la
Tunisie.
Lors d’une réunion du conseil de sécurité nationale le 21 février 2023, M. Kais Said, le président tunisien a insisté sur «la nécessité de mettre rapidement fin à l’immigration» des Africains sub-sahariens, qui viserait d’après lui, à «faire de la Tunisie seulement un pays d’Afrique et non pas un membre de la nation arabe et islamique» [3].
Dans la réalité, ce ne sont pas seulement les Africains sub-sahariens qui sont visés mais également tous ceux qui ne se revendiquent pas comme Arabes et musulmans, dont les Amazighs. «Tant que les Amazighs parlent arabe et se déclarent de confession islamique, ils sont traités comme les autres tunisiens mais dès qu’ils veulent s’exprimer dans leur langue ou donner des prénoms Amazighs à leurs enfants, alors ils sont considérés comme des ennemis, comme des dangers pour l’unité nationale», déclare H.S, membre de l’association Tisuraf pour les droits des Amazighs de Tunisie. Il ajoute: «la Constitution nous ignore, nous sommes dépossédés de tout et discriminés, nos droits les plus élémentaires nous sont refusés. Que faire?».
On note également que même les organisations anti-racistes et de défense des droits de l’homme n’évoquent pratiquement jamais la question amazighe en Tunisie.
Le suivi des recommandations des Nations Unies
Au cours des vingt dernières années, aucune des recommandations faites par les organes des Traités de l’ONU concernant les peuples autochtones, n’ont été mises en œuvre par le gouvernement tunisien. Le comité pour l’élimination de la discrimination raciale en 2009, le comité pour les droits économiques, sociaux et culturels en 2016 et le comité des droits de l’enfant ont recommandé à l'Etat partie de reconnaitre la langue et la culture du peuple autochtone amazigh et d’en assurer la protection et la promotion. Ils ont également demandé à l’État partie de collecter à partir de l'auto-identification, des statistiques ventilées par appartenance ethnique et culturelle, prendre des mesures administratives et législatives afin d'assurer l'enseignement de la langue amazighe à tous les niveaux scolaires et encourager la connaissance de l'histoire et de la culture amazighes et de faciliter un
déroulement serein des activités culturelles organisées par les associations culturelles amazighes.
En 2022, le comité de l’Examen Périodique Universel (EPU) a appuyé les recommandations des organes des Traités en demandant notamment de permettre aux enfants Amazighs d’avoir accès à un enseignement bilingue qui respecte leur culture et leurs traditions, notamment en intégrant l’amazigh comme deuxième langue à l’école, et de prendre des mesures, en coopération avec les associations culturelles amazighes, pour valoriser et faire mieux connaître les pratiques culturelles amazighes [4]. A ce jour, aucune de ces recommandations n’a été suivie d’effet.
Le régime foncier tunisien ignore les droits des autochtones
La quasi-totalité des études et recherches sur la question foncière en Tunisie fait l’impasse sur les droits fonciers des autochtones Amazighs de ce pays, faisant comme si ce territoire était vierge de toute présence humaine avant les occupations étrangères. Pourtant, les longues guerres livrées par les rois Amazighs [5] , notamment contre l’empire romain (à partir du IIIe siècle avant J.C) montrent bien l’existence d’une société autochtone amazighe en Afrique du nord et particulièrement en Tunisie. Il existe également très peu d’informations sur l’organisation politique et sociale des autochtones Amazighs en Tunisie.
À travers toute l’histoire de la Tunisie, les terres ont été soumises à des législations étrangères naturellement en faveur des allochtones et au détriment des autochtones [6].
Jusqu’à l’instauration du protectorat français en Tunisie en 1881, le régime foncier tunisien était composé de la propriété privée individuelle (Melk), des terres collectives appartenant aux tribus principalement autochtones amazighes (Archs), du patrimojne foncier religieux musulman (Habous) et des terres domaniales qui sont d’anciennes terres collectives confisquées aux tribus. Pour les autochtones de Tunisie comme pour les autres pays de l’Afrique du nord, les terres collectives forment un bien commun des tribus autochtones, incessible et inaliénable. Mais dès la mise en place du protectorat français, un décret beylical est publié le 1er juillet 1885 pour «permettre aux Européens d’acquérir aisément de la terre et de participer ainsi à la colonisation agricole du pays»[7].
D’autres décrets publiés en 1893, 1896, 1898, 1903 et 1905 ont permis aux colons de posséder près d’un
million d’hectares dès l’année 1910[8]. Par décret de 1935, l’administration coloniale a instauré le contrôle direct de l’Etat sur les terres collectives, dépossédant les populations vivant sur ces terres de leur droit de propriété collective. L’application de cette législation s’est également traduite par la création d’institutions destinées à pérenniser le nouveau régime foncier, telles que le Tribunal immobilier qui représente l’autorité juridique compétente en matière foncière et immobilière, le Service de la conservation foncière destiné à enregistrer les actes de propriété et les archiver et l’Office de la topographie chargé de délimiter et dresser les plans des terrains immatriculés. Le régime foncier de 1885 s’est maintenu jusqu’en 1956 (date d’indépendance de la Tunisie) et perdure encore dans l’actuel système foncier tunisien. Après l’indépendance, l’État tunisien s’est approprié les
terres détenues par les colons français (loi du 12 mai 1964) [9]ainsi que les terres Habous et continue d’utiliser l’arsenal juridique colonial français pour poursuivre l’expropriation des tribus amazighes et le démembrement partiel des terres collectives dans le but de les privatiser et de les faire entrer dans le marché des transactions foncières.
Du fait que la Tunisie ne reconnait pas les Amazighs en tant que peuple autochtone de ce pays, elle ne leur reconnaît aucun droit spécifique, de quelque nature qu’il soit. Aucun texte de droit tunisien ne fait référence, ni ne reconnaît les droits des Amazighs à leurs terres collectives ancestrales. Malgré les demandes répétées des organes des Traités de l’ONU depuis l’année 2003 (CERD/C/62/CO/10), le gouvernement tunisien n’a jamais fourni d’information concernant la composition démographique du pays. En conséquence, les Amazighs de ce pays sont tout simplement ignorés et spoliés de leurs terres, territoires et ressources naturelles par l’Etat. Celui-ci a vendu ou concédé à des investisseurs privés une partie des terres des Amazighs et il continue d’exploiter lui-même une partie de ces terres. Il en est ainsi particulièrement pour les zones minières qui sont exploitées par des entreprises publiques ou privées sous l’égide de l’Office national des mines qui dépend du gouvernement[10], sans qu’aucun bénéfice ne soit versé aux communautés autochtones locales. Les politiques foncières en Tunisie ont toujours été
conçues et gérées sans aucune concertation avec les communautés autochtones et même contre elles.
En conséquence, les Amazighs font partie de la frange la plus pauvre de la population du pays, ce qui provoque leur exode vers les villes tunisiennes où ils occupent les emplois les moins rémunérés et où ils perdent leur langue et leur culture. Par ailleurs, la dislocation des modes de propriété collective des terres et leur privatisation a entrainé la détérioration des valeurs comme l’entraide et la solidarité communautaires et la perte des savoirs et des pratiques traditionnelles de développement durable.
Par Belkacem LOUNES
Belkacem Lounes est titulaire d'un doctorat en économie, maître de conférences à l'université de Grenoble, membre expert du Groupe de travail sur les droits des peuples autochtones de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, et auteur de nombreux rapports et articles sur les droits des Amazighs.
[1] Législatives tunisiennes, nouvelle abstention record, 30/01/2023,
[2] Résultats du 1er tour des élections des conseils locaux, 28/12/2023
[3] Tunisie: Le discours raciste du président déclenche une vague de violence contre les Africain·e·s noirs,
[4] Rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, 7-18/11/2022,
Minority Rights Group, sur la discrimination contre les minorités et autres groupes marginalisés en Tunisie, novembre 2022.
[5]Quand les royaumes berbères disputaient à Rome le contrôle de la Méditerranée, Nina Kozlowski, 17/02/2023
[6]La privatisation des terres collectives dans les régions arides tunisiennes, Abdallah Ben Saad, Ali Abaab, Alain Bourbouze, Mohammed Elloumi, Anne-Marie Jouve, Mongi Sghaier, Étude réalisée dans le cadre du volet recherche du projet mobilisateur « Appui à l’élaboration des politiques foncières », mars 2010,
[7] Mohamed Elloumi, «Les terres domaniales en Tunisie», Etudes rurales, 2013
[8]Ibidem.
[9]Loi n° 64-5 du 12/05/1964, relative à la propriété agricole en Tunisie,
[10] Office National des Mines (ONM), établissement Public créé par la Loi n°62-17 du 24 mai 1962. Il dépend du Ministère de l’industrie, des mines et de l’énergie.
TUNISIE
Comme ailleurs en Afrique du Nord, la population autochtone de la Tunisie est constituée des Amazighs. Il n’existe pas de statistiques officielles sur leur nombre dans le pays, mais les associations amazighes estiment qu’il y a environ un million de locuteurs de tamazight, soit environ 10 % de la population totale. La Tunisie est le pays où les Amazighs ont subi la plus grande arabisation forcée, ce qui explique la faible proportion de locuteurs de tamazight. Cependant, un nombre croissant de Tunisiens, bien qu’ils ne parlent plus tamazight, se considèrent encore Amazighs plutôt qu’Arabes.
Les Amazighs de Tunisie sont répartis dans toutes les régions du pays, d’Azemour et Sejnane au nord à Tittawin (Tataouine) au sud, en passant par El-Kef, Thala, Siliana, Gafsa, Gabès, Matmata, Tozeur, et Djerba. Comme ailleurs en Afrique du Nord, de nombreux Amazighs de Tunisie ont quitté leurs montagnes et leurs déserts pour chercher du travail dans les villes et à l’étranger. Il existe ainsi un grand nombre d’Amazighs à Tunis, où ils vivent dans différents quartiers, notamment la vieille ville (médina), et travaillent principalement dans l’artisanat et le petit commerce.
La population autochtone amazighe se distingue non seulement par sa langue, mais aussi par sa culture (costumes traditionnels, musique, cuisine) et sa pratique de la religion ibadite par les Amazighs de Djerba.
Depuis la « révolution » de 2011, de nombreuses associations culturelles amazighes ont vu le jour pour obtenir la reconnaissance et l’utilisation de la langue et de la culture amazighes. Cependant, l’État tunisien ne reconnaît pas l’existence de la population amazighe du pays. En 2014, le Parlement a adopté une nouvelle Constitution qui occulte totalement les dimensions historiques, culturelles et linguistiques amazighes du pays. La Constitution ne fait référence qu’aux « sources de l’identité arabe et musulmane » des Tunisiens et affirme expressément l’appartenance de la Tunisie à la « culture et civilisation de la nation arabe et musulmane ». Elle engage l’État à œuvrer pour renforcer « l’union maghrébine comme étape vers la réalisation de l’unité arabe [...] ». L’article 1 réaffirme que « la Tunisie est un État libre [...], l’islam est sa religion, l’arabe sa langue », tandis que l’article 5 confirme que « la République tunisienne fait partie du Maghreb arabe ».
La nouvelle Constitution tunisienne, adoptée en juillet 2022, proclame que « la Tunisie fait partie de la nation islamique » (article 5), que « la Tunisie fait partie de la nation arabe et que la langue officielle est l’arabe » (article 6), et que « la République tunisienne fait partie du Grand Maghreb arabe » (article 7). L’article 44 stipule que « l’État veille à ancrer les jeunes générations dans leur identité arabe et islamique et dans leur appartenance nationale. Il veille à la consolidation, à la promotion et à la généralisation de la langue arabe ».
La Tunisie ne fait aucune référence à son histoire amazighe autochtone et ne reconnaît pas la diversité humaine, linguistique et culturelle du pays.
Sur le plan international, la Tunisie a ratifié les principaux instruments internationaux et voté en faveur de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones en 2007. Ces textes internationaux restent toutefois inconnus de la grande majorité des citoyens et des professionnels du droit, et ne sont pas appliqués par les tribunaux nationaux.